Guider ou non la Salida

Le piège des mots et l'obligation de choix

Lors d’un récent stage à Buenos Aires, une question de fond, se posa aux élèves, concernant la Salida. Ce mouvement de base, à la fois dans la pratique de la danse, et dans son enseignement, doit-il se guider, ou est-il un des éléments immuables du Tango, impliquant que la cavalière doit obligatoirement croiser, sans action spécifique de la part du cavalier ?

Un problème analogue concerna le contretemps sur le pas arrière de la cavalière dans le tour.

Cette question, qui peut paraître anecdotique pour les pratiquants chevronnés, en amène plusieurs autres beaucoup plus fondamentales pour l’enseignant : qu’entend-on par guidage, pourquoi le croisé de la cavalière sur le cinq dans la Salida, y-a-t’il des choix à faire en matière de pédagogie, et lesquels ?

Un peu d’histoire

Avant d’y répondre, revenons un peu en arrière pour un bref parcours historique de l’enseignement et de la conception du Tango.

Jusqu’au début des années 80, le Tango, généralement enseigné en « estilo de salon », s’apprenait par figure, comme les danses Européennes. Il était courant, en outre, dans cette forme d’apprentissage, de séparer les hommes et les femmes pour leur apprendre chacun leur pas, et ensuite les réunir pour exécuter la figure. Vous avez reconnu, le type de pédagogie employé le plus souvent dans les danses de salon européennes. Notons que toujours, actuellement, à Buenos Aires, nombre de vieux professeurs, enseignent encore ainsi.

Au début des années 80, un petit nombre de danseurs, dont Gustavo Naveira fut l’emblème et le leader, révolutionna l’approche du Tango et conséquemment son apprentissage : tout mouvement dans le tango devait être guidé, et la notion de figure exclue. Cette véritable révolution, fort mal acceptée à l’époque, en Argentine, est devenue maintenant non seulement la norme, mais également une des caractéristiques différentiant le tango des autres danses de couple.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Deux opinions s’affrontent, du moins en apparence, nous allons le voir. La première consiste à dire que toutes les actions de la cavalière (sauf les fioritures) sont guidées sauf dans le cadre de la Salida, fondement d’un système, où le croisé est automatique autant qu’obligatoire, et de ce fait sans guidage, et une autre disant que le principe « tout se guide », s’applique y compris au croisé, et suivant la même approche, au marquage du contretemps de la cavalière dans les pas du tour.

Qu’entend-on par guidage ?

Avant de parler de l’action, et pour bien en différencier les différentes formes, commençons par étudier l’objet auquel elle s’applique. De quoi s’agit-il ? Nous distinguerons deux formes principales : le guidage d’une séquence d’actions considérées comme un tout indissociable, et le guidage d’une action isolée de cet ensemble. Dit autrement, on fera une différence importante entre le guidage d’un ensemble de pas, et le guidage d’un élément isolé.

Dans le premier cas, nous sommes exactement dans la problématique de la danse à figure, danses de salon, rock and roll, salsa, etc … Nous remarquerons d’abord que l’interprétation rythmique y est rarement libre, de même que l’évolution dans l’espace. Le guidage se résumera donc, le plus souvent à " faire comprendre à la partenaire qu’elle doit exécuter une figure qu’elle a déjà apprise, et ce dans un module rythmique et suivant une direction prédéterminés ". Ceci avec toutes les nuances et exceptions que nous réserve la pratique, en particulier sociale.

Dans le tango, interprétation rythmique, orientation de l’évolution et improvisation chorégraphique sont quasiment totalement libres. Le guidage s’y définira plus comme la création d’un mouvement chez sa partenaire, en fonction de la musique, du ressenti et de l’environnement, et ceci pour chaque mouvement, en temps réel, et sans répétition préalable … au moins en principe.

Nous arrivons ainsi à une forme de contradiction que nous qualifierons tout de suite d’apparente, entre ce principe, posé par les rénovateurs des années 80, et les affirmations de certains d’entre eux, disant que la Salida ne se guide pas, de même que le contretemps dans le tour de la femme, car étant des éléments immuables du système.

Cette apparente contradiction  nous amène donc à affiner notre analyse sur la notion de guidage, en particulier dans le tango Argentin.

 

Guidage volontaire et guidage induit

Dans le cadre précis du guidage du tango argentin, il faut différencier l’action consciente du cavalier, et son action induite.

Par action consciente nous entendrons : mettre en place, en temps réel et de façon déterminée, un ensemble de paramètres destinés à créer un mouvement. C’est le cas du guidage d’un élément de danse pris isolément.

Par guidage induit, nous entendrons : mettre en place un certains nombres d’éléments, qui par leur prolongation et leur évolution dans le temps vont créer à terme un nouveau mouvement dont le cavalier ne connaîtra pas forcément les causalités à l’instant précis de l’exécution.

Reprenons l’exemple de la Salida. A l’instant précis du croisé de la femme, le cavalier peut connaître et maîtriser tous les paramètres amenant ou non ce croisé, et en déterminer les caractéristiques dans le temps et dans l’espace. Inversement, l’enseignant peut lui avoir fait mettre en place tous les éléments de dissociation du buste (sur le 32, le déboité), de pose de pied et d’orientation dans l’espace (sur le 3), qui font que la cavalière n’aura d’autre choix que de croiser systématiquement, lorsqu’elle arrivera au quatre   (4 qui correspond à la césure de la structure musicale),  sans action consciente spécifique du cavalier à cet instant précis.

Ainsi, que l’on considère le croisé de la Salida par son origine, le croisé de la Valse Française à gauche, ou comme l’avait mis en lumière Gustavo Naveira, que la Salida est la linéarisation d’un morceau de tour à gauche, dans les deux cas, il s’agit de « remettre » la cavalière en face du cavalier, alors qu’elle se trouvait à sa droite au mouvement précédent. Dans les deux cas, c’est toute la chaîne préalable qui participe au guidage, et le croisé n’est plus que la conséquence inéluctable de ce qui a précédé.

Si l’on veut une image pour mieux comprendre : prenons l’exemple d’une voiture qui jusqu’à son arrêt sera soumise à l’action du conducteur sur le volant, et celle d’un wagon* habilement dirigé par le conducteur de la locomotive, vers un aiguillage, et qui ne pourra, après celui-ci, quitter ses rails et changer de direction jusqu’à l’arrêt.

Dans les deux cas, le mobile est « guidé», mais la forme et la décomposition de ce guidage seront foncièrement différentes. Dans le second cas certain diront : ce n’est pas guidé, c’est automatique, c’est le système, … c’est les rails.

Le danger de ne pas faire cette différentiation, et de se laisser abuser par les imprécisions de la sémantique, réside dans le fait que la cavalière au quatre de la Salida, ira systématiquement au cinq, sans se poser plus de question. Est-ce une bonne chose ? La réponse réside dans l’évolution de l’apprentissage qui lui sera ensuite proposé.

En allant plus loin dans l’apprentissage

Arrivés à un niveau plus avancé, qu’observe-t-on chez les danseurs et les techniques qu’ils abordent ? Pour ouvrir des horizons nouveaux et agrandir les possibilités de recherche et d’improvisation, tous les mécanismes mis en place au début de l’apprentissage sont remis en question. Les « altérations » en sont l’exemple le plus évident. Dans les deux exemples qui nous intéressent, il va devenir possible de ne pas croiser au cinq, si le cavalier en décide autrement, et de ne pas marquer le contretemps de la cavalière dans le pas arrière du tour, pour donner plus de possibilités chorégraphiques au cavalier et lui permettre d’exécuter par exemple voleos et autres patadas. La Salida, comme le tour vont passer du « guidage induit » au « guidage conscient ».

Problème pour le pédagogue, à quel moment introduire cette transition, et pourquoi ne pas introduire dés le début ce qui apparaît comme une complexité réservée aux meilleurs ? Le choix se résume pour nos deux exemples, et pour commencer l’apprentissage à quatre combinaisons de déroulement de programme :

- 1. apprendre une Salida et un tour, totalement guidés, dés le début de l’apprentissage.

- 2. apprendre une Salida par guidage induit, dite « automatique »  et le tour totalement guidé

- 3. apprendre une Salida guidée et un tour « automatique »

- 4. apprendre les deux techniques sous leur forme automatique ce qui est le choix fait le plus couramment par les enseignants.

sachant qu’à haut niveau tout se rejoint, et que de toutes façons, chez les Maestros, tout peut être entièrement guidé.

Proposition pour un autre cheminement

Dans les quatre options évoquées, une d’entre-elle mérite à mon sens, une attention particulière : celle consistant à enseigner au début une Salida totalement guidée et un tour « mécanisé», la fameuse « moulinette ».

Examinons cette dernière option. Un bon danseur peut sans problème guider tous les éléments du tour, et faisant exécuter, à volonté, des croisés avant ou arrière, ou en faisant marquer le rythme de son choix, à la cavalière. Ce n’est pas une chose très aisée, et cela demande une grande expérience, et surtout un bon appui au sol. Hors dans le tour, l’appui au sol est pour le cavalier un problème délicat : axe, à conserver, tour sur un pied, ou sur des appuis passagers. De plus, si on regarde les cas où ce guidage s’impose à haut niveau, ils sont relativement marginaux et ne concernent qu’un un certain style de tango. Ne pas faire marquer le contretemps à la cavalière dans le tour, c’est donner plus de facilité au cavalier pour exécuter, Ganchos et surtout Patadas** mais peu de danseurs pratiquent couramment ces techniques. Choisir d’enseigner le tour avec la « moulinette », considérée comme une forme automatique immuable, éliminera un maximum de difficultés, aidera les cavaliers débutants, et sera suffisant pour la grande majorité des danseurs. par contre on peut enseigner les pas du tour sans contretemps de façon facile par le biais de la media luna.

Mais attention, le contre-temps de la femme est induit par l'impulsion de l'homme qui rajoute son énergie sur le pas arrière de sa partenaire, d'une part, et n'étant en aucun cas obligatoire, d'autre part, il serait malsain de faire travailler les femmes seules (autour d'une chaise par exemple) avec un contre-temps ... sauf à les voir forcer à assumer seules le pas arrière, rigidifiant une jambe qui deviendra peu propice à l'exécution d'un voleo au milieu du tour.

Concernant la Salida, le problème est différent. Nous sommes dans le cas de la marche, élément fondamental du Tango. Pourquoi ne pas se servir de cette fameuse base de danse et de travail pour faire comprendre au cavalier toutes les conséquences chez sa partenaire de la  moindre de ses actions. C’est une base fondamentale qui conditionnera toute sa danse. Mettre en place dés le début, ce type de compréhension, sur un mouvement relativement facile à appréhender, lui rendra d’énormes services pendant toute sa vie de tanguero. C’est l’occasion où jamais, de lui faire comprendre que le moindre changement de direction de sa ligne d’épaule, de son déplacement dans l’espace, de son poids du corps, de la forme de l’Abrazo, va avoir des conséquences immédiates sur les déplacements de sa cavalière.

Cela éliminera, en outre, les situations où le danseur aura mis en place tous les paramètres pour rendre le croisé de sa cavalière malaisé, voire impossible, et où celle-ci « forcera » le guidage, parce qu’on lui a dit, qu’à cet instant précis, le croisé est « obligatoire ». Cela éliminera également les situations où les cavalières se précipitent pour croiser sur le 4, souvent avec un contretemps non guidé sur le 3, empêchant totalement le cavalier de choisir une autre option, y compris rythmique, à cet instant précis de la séquence.

En affinant un peu

Qu’en est-il à l’usage ? En fait quand on apprend directement les subtilités de la Salida dés les premiers cours, on risque fortement de mettre les débutants en situations d’échec. Aussi l’expérience amène à considérer trois phases : un apprentissage simple expliquant simplement que la Salida dois être tournante à gauche, ou au pire linéaire, et où la cavalière croise sans se poser de question ; une deuxième phase où sous forme d’exercices on montre comment certains paramètres peuvent empêcher le croisé de la cavalière ; enfin le passage en revue de tous les paramètres permettant de mettre la cavalière dans les conditions idéales, de sorte que le croisé vient « naturellement ». Ce travail étalé tout le long de la première année a pour effet connexe de sensibiliser les garçons à l’extrême finesse requise pour générer le mouvement parfait, et d’enlever de leur esprit, le côté un peu « dirigiste macho », souvent associé à l’image du danseur de Tango ...

... Mais avec un peu de doigté et de méthodologie de la part de l'enseignant, tous les élèves, dès les trois premiers cours, seront capables de comprendre l'essentiel du guidage du croisé de la femme : enseigner est un métier, ne l'oublions pas ... !

Pour finir ...

Au final, apprendre à guider le croisé de la cavalière sur la Salida pour mettre en place, dés le début de l’apprentissage, tous les éléments indispensable au guidage, et « mécaniser » (un peu) le pas arrière du tour et le contretemps qui y est attaché, pour ne pas bloquer les cavalier par une difficulté aussi grande qu’anecdotique pour la plupart, nous paraît le choix le plus judicieux … dans la majorité des cas.

On peut rajouter qu'apprendre dés le départ le guidage du croisé, facilitera énormément la mise en place de l'ocho cortado, trop souvent mécanisé lui aussi, et surtout la réalisation des premières volcadas et autres variantes.

Ceci étant, pour un cavalier hyper doué, l’approche peut être différente, et on peut s’aventurer dans la voie du tout guidé, tour compris ; de même, et sans doute de façon plus fréquente, pour des élèves peu doués, ou ayant besoin de se mettre en confiance très rapidement, la solution du « système », et de l’automation de la séquence, sera choisie permettant de franchir les premiers obstacles, quitte à affiner les années suivantes.

Enseigner n'est pas simplement délivrer des solutions universelles.

... et en conclusion

On a pu mettre en exergue, à partir de cette réflexion, deux choses fondamentales :

La première est que  la signification des mots est différente selon les éléments qui les sous-tendent. Deux enseignants dont l’un dit « la Salida ne se guide pas », et celui qui répond « tout se guide en tango, même la Salida », disent peut-être rigoureusement la même chose, simplement avec une approche différente, fonction de leurs choix pédagogiques. Méfions nous donc, en premier lieu, de ne pas nous enfermer dans des vocables discriminateurs, surtout si, comme dans le cas du tango, la barrière de la langue avec nos amis Argentins augmente fortement la difficulté d’appréhender les contenus exacts et la signification des termes employés.

La seconde est que la notion de choix, est l’essence même de la pédagogie que l’on pourrait définir comme étant « le choix du chemin le mieux adapté pour accompagner l’élève vers un but précis en fonction de ses possibilités». Même si de grandes lignes peuvent être dégagées comme nous venons de le voir, le choix de ce but, le choix du chemin, la vitesse d’acquisition, tout restera fonction de l’élève concerné, et il n’y a pas de pédagogie, mais des infinités de choix et de pédagogies.

Une troisième notion fondamentale parait découler des deux premières et de cette analyse : ne devraient s’aventurer dans l’enseignement du Tango, que ceux qui ont le recul, la technique et le niveau d’analyse suffisants pour concevoir ces choix et proposer des solutions. A une époque où le Tango devient à la mode et où commence à fleurir des enseignants issus d’autres disciplines et n’ayant reçu pour toute formation, que quelques stages ou la lecture de quelques méthodes d’apprentissage en vidéo, il n’est pas forcément inutile de le rappeler.

Enseigner est surement le plus beau métier du monde, mais c’est surement la chose la plus difficile qui soit, domaine par excellence où la recette n’existe pas et ou tout, ou presque, est différent avec chaque groupe, avec chaque élève, avec chaque niveau et à chaque difficulté …

un peu comme un Tango, perpétuellement réinventé …

 

Dominique LESCARRET

 

 

* Désolé pour la comparaison peu flatteuse,

mesdames, mais la pédagogie impose parfois

des chemins difficiles ... ne vous plaignez pas

si à terme vous avez de bons cavaliers !

Avec affection et  considération. D.L.

 

** Patadas :  Voir lexique                                                                                  Retour haut de page

 

 

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