Les clés du bal

Tango Argentin : enseigner les clés du bal

Tout élève au début de son apprentissage du tango se trouve confronté à la problématique de la danse en espace restreint, caractéristique des Milongas.

Ce problème prend de plus en plus d’importance, au fil de l’accroissement des pratiquants, devenant parfois crucial dans certains lieux à la mode. Quelles solutions apporter ?

Des espaces appropriés

D’abord, la plus simple des solutions consisterait de la part des organisateurs à choisir des espaces plus grands, au lieu d’entasser les danseurs dans des lieux inadaptés, pour de simples soucis de rentabilité … C’est là un aspect important, qui gâche souvent le plaisir de la pratique en Milonga, l’attention du danseur étant totalement concentrée sur « comment éviter les autres couples » ; ceci bien évidemment au détriment de l’écoute de la musique et de la partenaire. N’en déplaise aux aficionados, certaines Milongas de Buenos Aires sont ainsi totalement détestables certains soirs, et le bar y reste le seul refuge pour passer un bon moment et écouter sereinement la musique.

 

Nul n’a jamais trouvé plaisir à conduire sur le périphérique de Paris aux heures de pointe, et peu y seraient capable de regarder le paysage (!), discuter avec leur voisine, et éviter les carambolages, le tout avec sérénité et délectation.

 

Une adaptation de la part des danseurs

L’autre solution se situe du côté des danseurs eux-mêmes, qui doivent pouvoir se mouvoir sans gêner les autres, dans le lieu qu’ils ont choisi. Comment faire ?

La précision des pas

Comment, en effet, adapter sa danse à l’espace restreint et mouvant du bal de la Milonga. Certains pensent que la précision des pas est importante. Qu’en est-il réellement ?

Dans un lieu encombré, la longueur des pas du danseur est de l’ordre de 50 centimètres, rarement plus, souvent … moins. L’erreur maximale est de 10 centimètres, mais généralement également moins, rarement plus. Le débutant, mal à l’aise de surcroît, a plutôt tendance à être “mesuré”, plutôt qu’impétueux. Dans tous les cas, l’erreur de précision n’est jamais cumulative, et se résorbe d’elle-même au bout de deux ou trois pas. Un pas, un peu trop grand, un pas un trop petit, les écarts se compensent, et quelques centimètres ne posent pas problème, sauf éventuellement si les autres couples qui entourent notre danseur font systématiquement des erreurs cumulatives inverses. Cas extrêmement rare. Si la précision du pas a une petite importance, ce n’est surement pas de ce côté qu’il faut chercher la solution.

La précision des directions

Beaucoup plus intéressant est l’aspect direction. Le couple évoluant dans un environnement changeant, doit néanmoins arriver à suivre le pourtour de la salle suivant une convention donnée : une rotation dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Or il se trouve que la plupart des techniques mises en situation ne permettent pas toujours de suivre cette direction idéale. Le couple va se retrouver, parfois face au centre, parfois dos à la ligne de danse, et s’il ne maîtrise pas ces positions, et ne sait pas en sortir, c’est là que les difficultés commencent.

 

De même, s’il arrive à ces positions, par hasard, où, par manque de précision dans le choix de ses orientations, les conséquences peuvent être fâcheuses pour le couple et ceux qui l’entourent. Par exemple, un couple exécute un tour et doit sortir face ligne de danse pour reprendre sa marche. S’il lui manque une trentaine de degré, voire une dizaine, sa sortie de tour va empiéter sur le couple qui progresse parallèlement à lui, et provoquer un accrochage.

 

C’est là une des situations les plus courantes de choc entre couples dans les bals. La précision des directions est fondamentale, et l’enseignant doit, d’abord, insister lourdement sur ce point, pour préparer ses élèves ;

Un grand éventail de techniques

Autre cas de difficulté de gestion du bal, le manque de diversité technique. Les techniques utilisables dans le bal peuvent ne pas être très nombreuses, mais la connaissance de quelques une est néanmoins nécessaire. Ainsi la « Cunita » permet de se tirer de nombreuses situations difficiles. Connaître ses techniques de base, Salida, 8 avant, arrière, etc, avec plusieurs façons de les amener, permettra aussi de s’adapter à l’environnement. Savoir faire une Salida, sans pas arrière, ni pas de côté, mais en l’attaquent en avant sur un simple pas de marche en déboité, permet de prendre plaisir à exécuter la technique, sans écraser les pieds de la cavalière qui vous suit en exécutant un grand pas en arrière sur le 1, ou bousculer le couple d’à côté, en faisant un grand pas de côté.

Une danse adaptable et réactive

On peut donc dire que les clés du bal résident peu ou prou dans la précision des pas, beaucoup plus dans la précision des directions, mais est-ce suffisant ? Surement pas. Le plus important est l’aspect mouvant de l’espace utilisable. En effet, deux ensembles de paramètres s’affrontent dans le bal. D’un côté, le danseur souhaite exécuter une certaine séquence de pas dans un espace qui lui est donné, de l’autre côté les autres danseurs ayant des intentions similaires qui fait que l’espace initial va se trouver modifié. Le bon sens amène la solution à notre problème : l’espace libre se modifie à tout instant, la séquence de pas doit pouvoir se modifier également, et s’adapter, en temps réel.

 

Spécificité du Tango Argentin

Une question préalable se pose : en quoi le Tango Argentin serait-il spécifique de ces problèmes ? En fait, à bien y regarder, on les retrouve dans toutes les autres danses de couple circulatoires pratiquées dans les bals : valse, slow fox, quick step, tango de salon, paso double etc ...

Les questions subséquentes alors, deviennent celles-ci : le Tango Argentin apporte-il des réponses particulières pour gérer au mieux l’environnement du danseur, et comment les intégrer à l’enseignement ?

L’état des lieux

Pour répondre, il faut faire un peu d’histoire et revenir sur l’évolution de cette danse. Il faut savoir que le tango argentin s’est enseigné pendant longtemps, exactement comme les autres danses de couple, en apprenant des figures, souvent en séparant les hommes et les femmes, chacun travaillant ses pas indépendamment de l’autre. Ce type d’enseignement perdure encore à Buenos Aires parmi les professeurs des  anciennes générations. C’est au début des années 80, que sous l’impulsion de jeunes rénovateurs, dont principalement Gustavo Naveira, que la notion de guidage évolua profondément. Jusqu’à lors, cette notion consistait à « faire comprendre à la cavalière qu’elle allait devoir exécuter une figure qu’elle connaissait déjà ». Dans le tango moderne, la notion qui prévaut actuellement, est que chaque pas, chaque mouvement doit  être  entièrement guidé. Pour prendre l’analogie avec le langage parlé, on apprenait avant des phrases types assemblées bout à bout, maintenant on assimile une façon de construire ses propres mots, et une grammaire pour les accorder. Comme un vrai langage.

 

La conséquence fondamentale de cette approche est souvent présentée comme l’accès à une infinie possibilité d’improvisation. Mais ce terme d’improvisation ne concerne pas seulement l’inspiration chorégraphique à partir du ressenti de la musique. Cela concerne tout autant, les infinies possibilités d’adaptation de la circulation du couple dansant dans un environnement perpétuellement imprévisible et mouvant.

Enseigner une danse réactive

Quelle peut être, donc, la démarche de l’enseignant pour préparer ses élèves à savoir tirer parti des possibilités propres offertes pas le Tango Argentin. Outre une sensibilisation particulière à la problématique du bal, une des méthodes consiste à enseigner dans un même cours, ou dans une suite de cours, différents modèles d’adaptation d’une séquence.

 

Pour donner un exemple, partons de la structure la plus connue : la Salida.

Une fois cette suite de pas assimilée par les élèves, on va pouvoir, dans un premier temps, proposer une méthode de modification et quelques exemples. Comme première méthode, la plus simple est celle qui consiste à ne pas percuter un obstacle avec l’exécution complète du pas, c’est dire avec le transfert du poids du corps. Ainsi on commence l’exécution d’un pas, et on revient à la position d’origine, sans « envoyer » son corps en avant. Ensuite, l’enseignant leur demandera de trouver les huit possibilités de ce cas de figure dans la Salida, ce qui est à la portée de n’importe quel élève, même débutant. On fera ensuite de même, mais après transfert du poids du corps.

 

Autre proposition : « revenir en arrière » dans le déroulement de la séquence, puis repartir, ou la modifier. Un exemple : aller au quatre de la Salida, puis revenir au trois, et de là, soit repartir au quatre et finir la technique en progressant vers l’avant, soit faire exécuter à sa cavalière un ocho avant, et rester sur place.

 

Ensuite, parmi les options les plus classiques, on demandera à l’élève de trouver après chaque pas,  les quatre possibilités cardinales d’évolution dans l’espace à deux dimensions. Dans son approche, l’enseignant cherchera, des illustrations permettant de se rapporter à une séquence déjà connue. Exemple : l’élève commence une Salida, et une fois rendu au trois, rencontre un obstacle devant lui. Il peut choisir de partir vers la droite, exécutant ainsi « baldosa » (le carré). Il peut aussi choisir de rester sur place, en guidant un 8 arrière à sa cavalière. Partir à gauche sera hors de portée d’un débutant, mais il aura quand même trois directions possibles, auxquelles se rajoutent les options déjà citées au paragraphe précédent.

 

Autre option pédagogique, les notions de cunita et d’ocho cortado, par exemple, ne seront pas appréhendées comme des figures, mais comme des solutions à une impossibilité d’exécution d’un pas, dans une direction donnée.

 

Bien d’autres méthodes de modification du pas envisagé existent, toutes permettant à l’élève de maîtriser sa vitesse d’évolution et surtout ses directions, car ayant, en permanence, une solution de rechange si l’action prévue se révèle impossible. Les élèves seront ainsi armés pour affronter au mieux, les difficultés du bal, et, bien sur, le professeur consciencieux les accompagnera de temps à autres dans les milongas, pour pouvoir les observer et adapter son enseignement aux problèmes rencontrés.

La technique du Puma

 

Et les Argentins ? Les habitués des Milongas de Buenos Aires, ne sont pas aussi bien lotis que leurs homologues Européens. De leur propre aveux, les Milongas y sont trop petites, par rapport au nombre de pratiquants, et y danser relève plus de l’exploit d’une conduite de virtuose du pilotage automobile sur le périphérique Parisien, que d’une petite promenade tranquille sur une route de campagne. Hors, là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, et autre refrain bien connu : « l’espace attire les bons danseurs ». Que faire ? Les Porteños, toujours malins, ont développé « la technique du puma ». Cet animal, emblème de la force et du courage en Argentine, est un maître des techniques d’intimidation pour protéger son territoire. L’habitué des pistes, maîtrisant parfaitement sa technique, va « intimider » les couples l’environnant. Pratiquant des accélérations contrôlées en direction de ses voisins, il les tient à distance, sans jamais les toucher, et se réserve ainsi un espace de danse pour pouvoir s’exprimer. Repérable du bord de piste par les vieux habitués, c’est un sujet de plaisanterie dans les Milongas, où certains excellent de façon impressionnante dans cet exercice. Inutile de préciser, cette pratique est à réserver aux experts, car simplement frôler un Argentin sur une piste, est déjà, là-bas, limite sacrilège ... même si on ne dégaine plus le "facôn" !

Conclusion

Pour l’enseignant préparer ses élèves au bal revient donc essentiellement à leur enseigner l’adaptabilité. Cela nécessite t-il un apprentissage spécifique ? Oui et non. Oui car il est important de mettre le bal au centre de l’enseignement, vu qu’il représente la finalité de celui-ci ; non car cette adaptabilité est également l’essence même de l’interprétation musicale du tango, où on doit adapter sa séquence de pas à la phrase musicale qui les sous-tend. L’adaptabilité de sa danse n’est plus un objet particulier dans l’enseignement, cela devient alors, une base fondamentale de l’enseignement, car un des points caractéristique du tango, appartenant à l’essence même de cette danse.

 

Dominique LESCARRET

 

 

Retour haut de page

 

.